A deux sets près, Roger Federer réussissait ce qu'aucun joueur, depuis que tennisman est une profession reconnue, n'a jamais accompli. Si Rafael Nadal ne s'était pas cru tout permis, s'il n'avait pas réduit des records en poussière sur la terre battue de Roland-Garros, ce n'est plus d'une suprématie dont l'ATP serait aujourd'hui le jouet, mais d'une omnipotence: celle de «Rodger Ier», roi des types et des gens de courts.
Les statistiques de ses trois dernières années (94,27% de victoires) n'ont de pendant réel et contemporain que certaines élections africaines. Rarement sportif n'a dominé sa discipline avec une aisance aussi éthérée, perpétuée dans la méticulosité et le bon sens commun des hommes de valeurs. Roger Federer est presque trop humain pour être vrai. Il survole son champ d'activité avec légèreté, l'air de ne pas y toucher; peut-être apprendrons-nous même un jour qu'il était en lévitation. «J'ai probablement perdu contre le meilleur de tous les temps», s'est incliné James Blake, dimanche, le visage fendillé d'un sourire fataliste.
L'Américain ne pouvait pas remporter le Masters (6-0 6-3 6-4). Comment répondre par la force à des attaques aussi habiles, dont l'intelligence quasi infaillible s'éternisait à ce point? Pis: quand Blake frappait, son bourreau cognait encore plus fort. Quand il s'essayait à l'audace, Federer répondait par la maîtrise. Rien à espérer. Au mieux, une revanche au baby-foot. «Je suis à court de mots, a déclaré l'heureux vainqueur. A un moment, j'ai même rigolé, tellement je jouais bien. J'ai contrôlé tout le temps, j'ai fait tout ce dont j'avais envie, ou presque. A cet instant de ma carrière, mon tennis a tellement progressé que j'en reste bouche bée.»
En demi-finale, Rafael Nadal a prouvé qu'il reste l'unique interlocuteur valable du maître. Demi-finale de haut standing (6-4 7-5), virile, vaguement indécise, ponctuée d'un échange irrationnel. Demi-finale qui, certes, ajoute au romanesque d'une rivalité nécessaire, mais qui ne remet rien en cause, sinon quelques statistiques sans lendemain. Une brillance suspecte au fond des yeux, Roger Federer a caché son soulagement derrière une serviette-éponge. Il escompte que sa victoire, la troisième seulement en neuf confrontations avec le matador, «change la donne» en vue des duels futurs. «Rafa sera sans doute moins confiant contre moi.» Ce n'est pas impossible. Mais ce n'est pas évident non plus...
En tout état de cause, si Nadal présente un taux de dangerosité anormalement élevé, il reste désespérément humain. Ni lui, monstre de pugnacité, ni aucun sportif normalement constitué ne peut maintenir, sur une année entière, un tel degré de vitalité et de férocité. Pour concurrencer Federer dans la durée, au plus haut niveau de la hiérarchie, Nadal se sait condamné à étoffer ses connaissances. Mieux volleyer, mieux servir, mieux canaliser ses énergies.
Derrière lui, plusieurs talents ont augmenté leur capacité de nuisance (Roddick, Murray, Gasquet), et peuvent empêcher que ne s'accomplisse totalement, pour la postérité, une destinée exceptionnelle. «Roger a installé une suprématie dont la pérennité ne semble pas menacée, commente Boris Becker. Sur un match, en revanche, les joueurs susceptibles de le battre sont devenus plus nombreux.» Si Federer vainc la malédiction de Roland-Garros, il deviendra le plus grand de tous les temps. Personne, depuis bien longtemps, n'a semblé aussi près d'un Grand Chelem.
Pour les statistiques
En 2006, Roger Federer a disputé 94 matches, pour cinq défaites seulement: quatre contre Rafael Nadal (Dubaï, Monte-Carlo, Rome et Roland-Garros), une contre Andy Murray, la seule avant le stade des finales (Cincinnati, deuxième tour).
L'indélogeable numéro un mondial reste sur vingt-neuf victoires consécutives, série en cours. Il a remporté douze nouveaux tournois: Doha, l'Open d'Australie, Indian Wells, Miami, Halle, Wimbledon, Toronto, l'US Open, Tokyo, Madrid, Bâle et enfin, le Masters. Ces titres lui ont rapporté 8,343 millions de dollars, record absolu.
Roger Federer a encore signé le deuxième «mini-Grand Chelem» de sa carrière, soit trois trophées remportés au cours de la même année. Dans l'ère moderne, seul Mats Wilander y est parvenu, mais à une reprise. Personne n'a encore réussi le Grand Chelem depuis que les quatre tournois sont disputés sur autant de surfaces différentes (rebound ace, terre battue, gazon, ciment). Au classement ATP, Federer occupe la première place depuis le 2 février 2004, soit 151 semaines.
Avec les autres plus grands du tennis :
Rod Laver
Records: deux Grands Chelems, en 1962 et 1969.
Palmarès: 47 titres, 11 en Grand Chelem.
C'est la référence absolue des puristes. Inventeur du coup droit lifté, Rod Laver a honoré les «sixties» de sa hardiesse maîtrisée et côtoyé la perfection jusqu'à la trouver familière. Sans doute aurait-il amassé un trésor de guerre inestimable si, en raison d'un professionnalisme revendiqué, il n'avait pas reçu l'interdiction d'exercer entre 1963 et 1968.
Gaucher magnifique, neuvième fils d'un fermier de l'Outback australien, «Rocket» avait vingt ans d'avance. Il se dit «flatté des comparaisons avec Federer»...
Pete Sampras
Records: 14 victoires en Grand Chelem, 286 semaines en tête du classement ATP.
Palmarès: 64 titres.
Même dans l'hommage, la chronique fait bon marché de ses aptitudes pour gloser sur sa personnalité anodine. Ennuyeux comme une science manœuvrière, comme une hégémonie écrasante, Pete Sampras a accompli sa destinée avec acharnement, dans une quête ascétique d'excellence. Son règne l'a consumé. Reclus dans une retraite sédentaire, l'Américain ne touche plus sa raquette.
Il détient le secret de fabrication d'une volée très pure, d'un service indéchiffrable, et d'un jeu de jambes exceptionnel.
Björn Borg
Records: cinq Wimbledon d'affilée, six Roland-Garros au total.
Palmarès: 62 titres, 11 en Grand Chelem .
Le détrousseur de vertus a atteint une célébrité inégalée. Il inspirait de l'empathie pour sa sportivité exemplaire, mais aussi des peurs inavouables pour sa froideur, ses passings et sa condition physique. Hommage de Yannick Noah: «L'affronter équivalait à cogner contre un mur. Toutes les balles revenaient. Il y avait comme un malaise. Même par 50 degrés à l'ombre, Borg ne transpirait pas. Son mental était indestructible.»
Le dandy suédois est parti sans prévenir, repu de gloire et de déférence. Il avait 25 ans.
Andre Agassi
Record: seul vainqueur des quatre Grands Chelems depuis l'ère Open.
Palmarès: 60 titres, 8 en Grand Chelem.
Au bellâtre à la crinière peroxydée qui, à son intrusion sur le circuit, campait des postures de mauvais garçon, a succédé un modèle d'opiniâtreté et de justesse, auréolé d'une tonsure de bonze tibétain. Andre Agassi, fils d'un croupier iranien, s'est toujours réclamé de Las Vegas et de ses exubérances. La haute compétition lui a enseigné la relation de cause à effet. Bête de travail, le Kid est aussi devenu un modèle de pragmatisme, un mutant qui voit, décide et frappe plus vite que tout le monde. «Le dernier monstre sacré», a dit Marc Rosset.
John McEnroe
Record: 82 victoires pour 3 défaites en 1984, une efficience de 96,5%.
Palmarès: 77 titres, 7 en Grand Chelem.
Des commérages lui prêtent un dossier potelé sur le jeu de Federer, qu'il aurait le secret espoir de défier une nuit, au clair de lune, entre légendes vivantes. John McEnroe est un thuriféraire de la première heure. La virtuosité de son cadet l'attendrit et, bien qu'elle s'exprime avec une équanimité qui lui est totalement étrangère, «Big Mac» l'adoube comme la marque du génie. «Roger et moi avons des points communs», persifle-t-il. Un en tout cas: celui d'avoir battu les plus grands, sans exception, avec panache.
Jimmy Connors
Record: 109 titres, 16 années consécutives dans le top 10.
Palmarès: 8 Grands Chelems, 268 semaines en No1.
Il a soulevé son dernier trophée à l'âge de 37 ans, puis il a repris le cours normal de son existence.
Son retour de service impulsif a donné naissance à toute une génération de contre-attaquants. Si Roland-Garros ne l'avait pas éconduit en 1974, pour avoir participé à une ligue parallèle, probablement que Jimmy Connors aurait réussi le Grand Chelem. A défaut, il a ancré son aisance dans la mémoire collective. Celle de Federer l'émeut: «Je ne voudrais pas avoir 20 ans aujourd'hui et affronter ce type.»